Parijs - 19e eeuw Alphonse Allais (1854 - 1905) Bibliothèque Alphonse Allais #6

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1900

Ne nous frappons pas

 Le perroquet missionaire

 

Chacun son record.

Tel journal, par exemple, – pour prendre un exemple dans la Presse – détient sur tel tapis une incontestable suprématie, cependant qu’une seconde gazette se trouvera des plus imbattables dans une autre branche.

(Détenir une suprématie sur un tapis! Être imbattable dans une branche! Quel style, grand Dieu!)

C’est ainsi qu’aucune personne sensée ne songerait à se mettre en travers de notre décision si l’envie nous prenait un beau jour de décerner à l’excellent Journal des Débats la palme des Histoires d’animaux.

Il y a peu de mois, un rédacteur de cet organe, M. Maurice Spronck, charmant garçon, délicat lettré, mais observateur superficiel nous contait sans sourciller, l’histoire de ce hareng transformé,  par son évolutionniste patron, en fidèle caniche, et, finalement noyé, – pauvre animal! un jour que, par malheur, il tomba dans la mer.

Aujourd’hui, ou, pour parler plus exactement, avant-hier, M. Henri de Parville, le savant rédacteur de ladite gazette, terminait sa « Revue des Sciences » par l’anecdote suivante, que mes ciseaux les plus nickelés n’hésitent pas une seconde à découper.

Vous avez la parole, mon cher Henri:

« M. Loys Brueyre, que tout le monde connaît, nous racontait dernièrement une histoire de perroquet que nous voudrions bien croire authentique et qui doit l’être, en effet, puisqu’elle lui a été dite par une jolie créole de l’Amérique du Sud.

» Un soir, cette créole avait été prendre le frais avec ses amies dans un bois voisin de sa demeure. Tout à coup, de tous côtés, on entendit dans les arbres, au milieu des taillis, de près, de loin: Ora pro nobis, Domine!

» Un silence, et aussitôt d’autres voix répondirent: Amen, amen!

» On chercha dans toutes les directions. Il n’y avait certainement personne auprès des promeneurs. La créole aperçut, sur une branche, un perroquet qui semblait la contempler ironiquement. Plus loin, un autre perroquet, un troisième perroquet, plusieurs perroquets. Il y avait là, évidemment, le père, la mère et les enfants. Toute une famille; peut-être toute une population de cousins et de parents.

» Et, de temps en temps, le silence du bois était troublé par les mêmes paroles: Ora pro nobis, Domine! Puis comme un écho d’autres voix répétaient: Amen, amen, amen! Et il y avait beaucoup de voix.

» L’aventure était singulière et sans doute n’eût-on pas aisément trouvé la clef de l’énigme, quand un perroquet quitta la branche d’un arbre et vint tranquillement se poser sur l’épaule de la jolie créole. Et dans son oreille rosée, il cria: Ora pro nobis, Domine!

» C’était une vieille connaissance: un perroquet privé qui avait vécu des années dans la maison de la créole.

» Un beau matin de printemps, quand le bois se couvrit de feuilles nouvelles et se parfuma, le perroquet sentit le besoin de reconquérir sa liberté et d’aller conter fleurette à ses pareilles. Il quitta son perchoir et gagna la forêt natale.

» Mais pendant des années, quand il vivait prisonnier, il avait assisté, chaque soir, à la prière dite en commun et à haute voix. En dormant à moitié, il avait beaucoup retenu.

» Quand il fut de retour chez lui dans les bois, à la nuit tombante, il pensa à ses hôtes et se mit comme eux à répéter la prière du soir. Il la répéta si bien, que femme et enfants imitèrent le père de famille. Après eux, les voisins, puis les voisins des voisins.

» Et le soir, comme dans une forêt enchantée, on n’entend plus maintenant que des prières, la prière des oiseaux:

» Ora pro nobis, Domine ! Amen, amen, amen! »

M. Loys Brueyre, que tout le monde connaît, s’est-il laissé monter un gracieux esquif par la jolie créole de l’Amérique du Sud: cela n’est d’aucune importance, l’anecdote (même) n’en dégagerait que plus d’intérêt.

Et quelle indication précieuse ne comporte-telle pas pour nos amis les missionnaires anglais!

Inculquer à des milliers de perroquets chacun un petit morceau de Bible et lâcher ensuite tous ces volatiles au sein des forêts vierges habitées par d’horribles peuplades qui vivent si loin de N. S.


 

Het bedoelde voorval van de haring die verdronk uit de Journal des Débats werd door Allais verwerkt tot een kort verhaal dat eveneens in Ne nous frappons pas staat, en is onder de tekst over de biddende papegaaien toegevoegd. 

Hierbij de originele tekst uit de Journal des débats van 3 augustus 1899 (bron: www.gallica)

1900

Ne nous frappons pas

 

Histoire peu croyable

 

Je viens d’envoyer à M. le directeur du Journal des Débats ma — dûment et durement motivée — démission d’acheteur au numéro.

Cause de mon ire: la publication, en ce vespéral et grave organe, d’une histoire extraordinaire, froidement racontée comme si c’était la chose la plus naturelle du monde, histoire qui n’eût certes pas été déplacée sous la plume du folâtre Monsieur George Auriol.

Or, si j’achète les Débats, c’est pour y lire du sérieux, et vous aussi, n’est-il pas vrai, mes bons amis?

Quand les gens graves se mettent à faire des blagues, ils ne les font pas à moitié.

Oyez plutôt:

(Je copie presque textuellement)

« M. Henrik Dahl, de Talesund (Norvège), naturaliste distingué et fervent darwiniste, voulut suivre dans toutes ses phases l’évolution d’un être animé.

» À cet effet, il se procura un hareng pêché tout vif au fjord voisin; il le plaça dans un aquarium dont il renouvela l’eau de mer, en diminuant, chaque jour, la quantité de liquide.

» D’abord un peu gêné, notre hareng se montra philosophe, et, ne pouvant plus se livrer à ses nautiques ébats, s’habitua peu à peu à vivre en amphibie, tantôt dans l’air, tantôt dans l’eau.

» M. Dahl poursuivit l’expérience: il vida l’aquarium.

» Le hareng parut incommodé; mais il en prit son parti, s’accoutuma au régime sec, respira comme un terrien et s’éleva d’un degré dans l’échelle des êtres.

» Pour le récompenser, M. Dahl le tira du bocal inutile, le posa sur le sol et lui apprit à vivre ainsi que le comportait sa nouvelle dignité.

» La bête était intelligente, affectueuse, souple; elle fit tout ce qu’on voulut.

» Elle s’accommoda de nourritures inusitées chez les poissons, mangea dans la main de ses hôtes et s’éprit pour son maître d’une amitié si vive qu’elle témoignait un chagrin véritable quand celui-ci la quittait pour se rendre à ses occupations (sic !).

» Alors, M. Dahl jugea le moment venu de franchir la seconde étape: il instruisit le docile animal à ramper comme font les serpents.

» Après quelques mois d’entraînement, le brave hareng se mouvait avec agilité: le naturaliste l’emmenait dans ses promenades et s’en faisait comme d’un caniche (resic!). »

Abrégeons et arrivons au drame.

« Un jour que M. Henrik Dahl et son hareng fidèle se promenaient dans le quartier du port, voilà qu’ils s’engagèrent sur un pont fait de planches disjointes!

» Hélas! la malheureuse bête glissant par une fissure, tomba dans le bassin. »

… Et le Journal des Débats ajoute froidement:

« Il y a tout lieu de croire que, déshabitué de l’eau, le hareng s’est noyé. »

Allais ontleende het onderwerp aan een bericht uit de Journal des débats van 1 februari 1899, waarvan hier de tekst (bron: www.gallica, redactie HPM):

 

JOURNAL DES DÉBATS 1er FÉVRIER 1899

Naturaliste de son état, fervent adepte du darwinisme, M. Henrik Dahl, de Aalesund (Norvège), avait voulu suivre dans toutes ses phases l'évolution d'un être animé. A cet effet, il s'était procuré un hareng, péché tout vif au fiord voisin il l'avait placé dans un aquarium dont il renouvelait, l'eau de mer, en diminuant chaque jour la quantité de liquide. Le hareng, d'abord gêné, se montra philosophe, et, ne pouvant plus se livrer à ses nautiques ébats, s'habitua peu à peu à vivre en amphibie, tantôt dans l'air, tantôt dans l'eau. M. Dahl, satisfait; poursuivit l'expérience: il vida l'aquarium. Le hareng parut incommodé mais il prit son parti, s'accoutuma au régime sec, respira comme un terrien et s'éleva d'un degré dans l'échelle des êtres.

Pour le récompenser, M. Dahl le tira du bocal inutile, le posa sur le sol et lui apprit à vivre ainsi que le comportait sa nouvelle dignité. La bête était intelligente, affectueuse, souple. Elle fit tout ce qu’on voulut. Elle s'accommoda de nourritures inusitées chez les poissons, s'enhardit à manger dans la main de ses hôtes et s'éprit pour son maître d'une amitié si vive qu'elle témoignait un chagrin véritable quand celui-ci se rendait à ses occupations. Ce que voyant, M. Dahl jugea le moment venu de franchir une seconde étape. Il instruisit le docile animal à ramper comme font les serpents. Après quelques mois d'exercice, le hareng débonnaire se mouvait avec agilité. Le naturaliste l'emmena dans ses promenades et s'en fit suivre comme d'un caniche. La bête montrait tant de bonne volonté qu'elle eût fini sans doute par acquérir des pattes, si un événement tragique n'était venu interrompre avant l'heure cette remarquable évolution. M. Dahl et son hareng erraient un jour dans le quartier du port. L'homme n'était pas sans inquiétude: la vue de toute cette eau n'allait-elle pas réveiller en son élève le poisson endormi? Il n'en fut rien. Le hareng ne se souvenait plus qu'avec mépris de son ancien état. Mais comme les deux promeneurs s'engageaient sur un pont fait de planches disjointes, la malheureuse bête, glissant par une fissure, tomba dans le bassin. Vous pensez que M. Dahl plongea pour la repêcher? Point. Ce naturaliste eut le triste courage de rentrer seul chez lui. On ne saurait trop flétrir son indigne conduite, car il y a tout lieu de croire que, déshabitué de l'eau, le hareng s'est-noyé. L'homme alléguerait en vain que lui-même ne savait point nager. Excuse misérable! Le besoin crée l'organe. Quel triomphe pour Darwin, quelle gloire pour M. Dahl s'il fût revenu à la surface, son hareng dans la main et des nageoires au dos!