XIV.
De quelle façon je sus que les perroquets se reproduisent en
France
Je
n'ai pas besoin de vous dire que mademoiselle Desgarcins et Buvat
n'étaient point encore baptisés, mon habitude étant d'appuyer les
noms, surnoms et sobriquets de mes commensaux sur des qualités ou des
infirmités physiques ou morales. Ils s'appelaient tout simplement la guenon
et l’ara.
—
Eh vite! eh vite! Michel! dis-je en entrant, voilà de la pratique
pour vous.
Michel
accourut, et reçut de mes mains la cage de la guenon et le sabot du
perroquet, d'où la queue sortait comme un fer de lance.
J'avais
substitué un sabot qui m'avait coûté trois francs, au perchoir, qui
me revenait à vingt sous.
—
Tiens, dit Michel, c'est la guenon callitriche du Sénégal, — Cercopithecus
saba.
Je
regardai Michel avec le plus profond étonnement.
—
Que venez-vous de dire là, Michel?
—
Cercopithecus saba.
—
Vous savez donc le latin, Michel? Mais il faut me le montrer dans vos
moments perdus, alors.
—
On ne sait pas le latin, mais on connaît son Dictionnaire d'histoire
naturelle.
—
Ah! sapristi ! et cet animal-là, le connaissez- vous? lui demandai-je
en tirant le perroquet de son sabot.
—
Celui-là, dit Michel, je crois bien que je le connais! c'est l'ara
bleu, — Macrocercus ara canga. Ah! Monsieur, pourquoi
n'avez-vous pas rapporté la femelle en même temps que le mâle?
—
Pourquoi faire, Michel, puisque les perroquets ne se reproduisent pas
en France?
—
C'est justement là que monsieur se trompe, dit Michel.
—
Comment, l'ara bleu se reproduit en France?
—
Oui, monsieur, en France.
—
Dans le Midi, peut-être?
—
Non, Monsieur, il n'y a pas besoin que ce soit dans le Midi.
—
Où cela, alors?
—
A Caen, Monsieur.
—
Comment, à Caen?
—
A Caen, à Caen, à Caen!
—
J'ignorais que Caen fût sous une latitude qui permît aux aras de se
reproduire. Allez me chercher mon Bouillet, Michel.
Michel
m'apporta le dictionnaire demandé.
—
Cacus, ce n'est pas cela... Cadet de Gassicourt, ce
n'est pas cela... Caducée, ce n'est point cela... Caen...
—
Vous allez voir, dit Michel. Je lus:
—
« Cadomus, chef-lieu du département du Calvados, sur l'Orne et
l'Odou. à 223 kilomètres ouest de Paris. 41.870 habitants. Cour
royale, tribunal de 1re instance et de commerce... »
—
Vous allez voir, dit Michel, les perroquets vont venir.
—
« Collège royal; faculté de droit; académie.-. »
—
Vous brûlez!
—
«Grand commerce de plâtre, sel, bois du Nord... — Pris par les
Anglais en 1346 et 1417. — Repris par les Français, etc.
—
Patrie de Malherbe, T. Lefebvre, Choron, etc. — cantons: Bourguebus,
Villers-Bocage. etc.. plus Caen, qui compte pour deux; 205 communes et
140,435 hab. — Caen était la capitale de la basse Normandie. »
Voilà tout, Michel.
Comment!
il n'est pas dit dans votre dictionnaire que l’ Ara canga, autrement
dit l'ara bleu, se reproduit à Caen?
—
Non, Michel, cela n'y est pas dit.
—
Eh bien, voilà un joli dictionnaire! Attendez, attendez: moi, je vais
aller vous en chercher un, et vous verrez.
En
effet, cinq minutes après, Michel revint avec son Dictionnaire
d'histoire naturelle. 
—
Vous allez voir, vous allez voir, dit Michel en ouvrant son
dictionnaire à son tour. Péritoine, ce n'est pas cela... Pérou,
ce n'est pas cela... Perroquet, c'est cela! « Les perroquets
sont monogames... »
—
Vous qui savez si bien le latin. Michel, savez- vous ce que cela veut
dire, monogame?
—
Ça veut dire qu'ils peuvent chanter sur tous les tons, je présume.
—
Non, Michel, non, pas tout à fait; cela veut dire qu'ils n'ont qu'une
épouse.
—
Ah, ah! fit Michel, c'est parce qu'ils parlent comme nous,
probablement... Voyons, j'y suis! « Longtemps on avait cru que les
perroquets ne se reproduisaient point en Europe, mais les résultats
ont fait preuve du contraire, etc., etc., sur une paire d'aras bleus
qui vivait à Caen... » A Caen, vous voyez
bien,
Monsieur...
—
Ma foi, oui, je vois.
—
« M. Lamoureux nous fournit les détails de ces résultats. »
—
Voyons les détails de M. Lamoureux, Michel. Michel continua:
—
« Ces aras, depuis le mois de mars 1818 jusqu'au mois d'août 1822,
ce qui comprend un espace de quatre ans et demi, ont pondu
soixante-deux œufs en neuf pontes... »
—
Michel, je n'ai point dit que les aras ne pondaient point; j'ai dit...
—
« Dans ce nombre, continua Michel, vingt-cinq œufs ont produit des
petits dont dix seulement sont morts. Les autres ont vécu et se sont
parfaitement acclimatés... »
—
Michel, j'avoue que j'avais de fausses notions à l'endroit des aras...
—
« Ils pondaient indifféremment dans toutes les saisons, continua
Michel, et leurs pontes ont été plus productives dans les dernières
années que dans les premières... »
—
Michel, je n'ai plus rien à dire...
—
« Le nombre des œufs, dans le nid, variait, il y en avait jusqu'à
six ensemble...»
—
Michel, je me rends, secouru ou non secouru...
—
Seulement, dit Michel refermant son livre, monsieur sait qu'il ne
faudra lui donner ni amandes amères ni persil?
—
Les amandes amères, je comprends cela, répondis-je: elles
contiennent de l'acide hydrocyanique; mais le persil?
Michel,
qui avait laissé son pouce enfermé dans le livre, rouvrit le livre:
—
« Le persil et les amandes
amères, lut-il, sont, pour les perroquets, un poison violent. »
—
C'est bien, Michel, je ne l'oublierai pas.
Je
l'oubliai si peu, que, quelque temps après, comme on m'apprit que M.
Persil était mort subitement, je m'écriai:
—
Ah! mon Dieu! il aura peut-être mangé du perroquet? Par bonheur, la
nouvelle fut démentie le lendemain.
*
Nous
portâmes la petite cage près de la grande cage; nous mimes les deux
portes ouvertes en face l'une de l'autre. La guenon se précipita dans
son nouveau logement, bondit de bâton en bâton et finit par
s'accrocher aux barreaux en me grinçant des dents, en jetant des cris
plaintifs et en me montrant la langue.
—
Monsieur, dit Michel, voilà une bête qui veut un mâle.
—
Vous croyez. Michel!
—
J'en suis sûr.
—
Vous pensez donc que les singes se reproduisent comme les perroquets?
—
Il y en a au jardin des Plantes qui y sont nés.
—
Si nous lui donnions le perroquet?
—
Monsieur, il y a un petit Auvergnat qui vient ici avec son singe
demander de temps en temps un sou. A la place de monsieur, je lui
achèterais son si nui.
—
Pourquoi plutôt celui-là qu'un autre?
—
Parce qu'il est doux comme un agneau et qu'il a reçu une excellente
éducation. Il a une toque avec une plume, et il salue quand on lui
donne une noix ou un morceau de sucre.
—
Sait-il faire encore autre chose?
—
Il se bat en duel.
—
Est-ce tout?
—
Non, il cherche les poux à son maître.
—
Et vous croyez, Michel, que le jeune Allobroge se défera d'un animal
qui lui est si utile?
—
Dame, vous comprenez, c'est à lui demander.
—
Eh bien, Michel, nous lui demanderons, et, s'il est raisonnable, nous
ferons deux heureux.
—
Monsieur! dit Michel.
—
Eh bien?
—
Le voilà justement.
—
Oui?
—
L'Auvergnat au singe.
Effectivement,
la porte de la cour s'entr'ouvrait et une grosse ligure, douce et
placide, se montrait par l'ouverture.
*
Arrivé
à Stora, Jugurtha monta sans difficulté aucune dans le bateau, du
bateau sur le Vétoce, s'installa sur le beaupré, et attendit,
attaché à la base du màt, qu'une nouvelle cage lui fût
confectionnée. Il y entra tout seul, la laissa clouer sur lui sans
essayer le moins du monde de déchiqueter les doigts des ouvriers,
reçut avec une reconnaissance visible les morceaux de viande que le
maître coq du bâtiment lui donnait avec une régularité qui faisait
honneur à sa philanthropie; et, trois jours après son installation a
bord, il me présentait sa tête pour que je la grattasse comme on
gratte les perroquets; seulement, une fois arrivé à Saint-Germain,
Michel essaya inutilement de lui faire dire le Gratte, coco '!
sacramentel.
Et
voilà comment je rapportai d'Algérie un vautour qui me coûtait
quarante mille francs, et ne coûtait que dix mille francs au
gouvernement.
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