1868
Curiosités
de Paris

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La
femme au perroquet
En
1866, à l'Exposition de peinture, dans le salon d'honneur, une toile
de Courbet,
représentant une femme admirable et admirée, attirait tous les
regards. Chacun s'extasiait devant le talent du peintre, devant la
perfection de l'œuvre. -Cette femme était couchée sur une robe
grenat recouverte de dentelles noires. Celte toile était le triomphe
de la matière sur l'idéal, en un mot l'apothéose de la chair. Cette
toile se nommait sur le livret : La Femme au perroquet. Elle
restera légendaire.
La
rue Mouffetard, cette rue sordide, puante l’été, boueuse l’hiver
et sale en tout temps, a aussi sa femme au perroquet, mais,
hélas elle n'est ni enviée, ni admirée; son salon d'honneur, c'est
la rue, et si elle est légendaire, ce n'est pas au même titre que
son homonyme.
Depuis
trente ans qu'elle erre dans tous les quartiers de Paris, traînant
ses guenilles, aussi fièrement que les anciens gueux, elle est le
sujet de toutes les conversations; tout le monde la voit, personne ne
la connaît.
Pourquoi
ce nom bizarre, la femme au perroquet? Parce que personne ne
sait son nom, et que, comme elle a toujours sur son bras gauche un
magnifique perroquet vert, on trouve tout naturel de la nommer la
femme au perroquet.
D'où
vient cette femme? Qui est-elle? Par quel concours de circonstances
est-elle ou paraît-elle réduite à une profonde misère? Le seul
moyen de répondre à ces questions était d'aller la chercher, de la
trouver et de lui parler, c'est ce que j'ai fait; et, comme Titus, je
n'ai pas perdu ma journée.
Rue
Mouffetard, il existe un petit marchand de vin (nom prédestiné, il
se nomme Champagne), dont la boutique, coupée en deux, est louée à
une marchande de pommes de terre frites ; la maison est sombre et
humide; c'est du vieux Paris. Devant le comptoir en étain, de la
paille mouillée sert de tapis au buveur. C'est là que je rencontrai la
femme au perroquet ; elle était
assise à une table, son perroquet sur le poing ; elle mangeait des
moules. J'entrai, je m'assis à côté d'elle, et j'essayai
d'entamer la conversation ; elle hésita, soit timidité ou méfiance,
et me répondit à peine; enfin elle se décida à causer. J'avoue que
je fus très-heureux, depuis longtemps cette femme m'intriguait. Je
l'avais mainte et mainte fois rencontrée, et son air triste et
résigné m'avait touché. Je n'avais jamais oublié les regards
qu'elle jetait sur les enfants qui la suivaient en se moquant d'elle;
ses regards indiquaient d'amers regrets. On eût dit qu'il y avait là
une grande douleur.
C'était
une erreur, la femme au perroquet n'envie rien, ne désire rien;
elle trouve meilleur un gros morceau de pain bis mangé en plein air,
qu'une bonne table accompagnée de servitude. Elle
vit au milieu de nous comme une sauvage au milieu des forêts de
l'Amérique; peu lui importe que l'épi poudreux meure de soif
dans les sillons; que janvier, de son haleine glacée, gerce nos
visages et gèle les ceps bourgeonnants; que le printemps fasse verdir
les arbres, gazouiller les oiseaux, que le gazon de mai soit plein de
fraises, de violettes et de muguets! Elle marche, va, vient et revient,
elle est libre, c'est tout pour elle.
A
la première vue, on dirait que la misère lui a pris mesure, car,
été comme hiver, elle est vêtue d'une robe sans forme et sans nom :
tantôt l'étoffe en est de soie, de barége ou d'indienne, et indique
évidemment une fabrication antérieure à notre siècle. Elle est
coiffée d'un vieux chapeau qui rappelle vaguement ceux des prêtres
espagnols ; ce chapeau est orné de fleurs fanées. Elle est nu-jambes,
et a pour chaussures de vieilles savates dépareillées. J'ai dit que
son perroquet reposait sur son poing; il y est attaché au moyen d'une
vieille ficelle. Elle a une chaufferette en fer battu et un cabas. La
chaufferette est un luxe et sert à deux fins : d'abord
à réchauffer le perroquet ; puis, en second lieu, elle
s'accompagne en frappant sur le couvercle, car elle chante dans les
cours, elle chante des chansons bizarres, de vieilles mélopées, et
le perroquet fait chorus.
Voici
un couplet de ce qu'elle chantait :
Colinette
au bois s'en alla
En
sautillant par-ci par-là,
Trala
déridera, trâla déridera.
Un
beau monsieur la rencontra,
Frisé,
poudré par-ci par-là,
Trala
déridera, trala déridera.
Fillette,
où courez-vous comme ça?
—
Monsieur, je m'en vais dans c’petit bois-là
Cueillir
là noisette.
N'y
a pas de mal à çà.
Colinette,
N'y
a pas de mal à çà.
On
ne rit pas en entendant cette femme. Pourquoi? Parce qu'elle chante
avec conviction, c'est son bonheur, c'est sa joie, sa vocation.
N'ayant pu être comédienne, n'ayant pu avoir les planches, elle a la
rue, c'est plus vaste, et on y est moins difficile. Elle ne demande
pas l'aumône : chanter, pour elle, n'est pas un métier pour vivre ;
elle tire les cartes, elle prédit la bonne et la mauvaise aventure ;
elle a beaucoup de clients, elle porte la joie au crédule, à
domicile. Je lui demandai son adresse, elle me répondit : Dans la
rue, on me trouve. Malgré cela, je parvins à découvrir son
domicile, et j'avoue qu'il est impossible de rien imaginer de
semblable; elle reste rue des Lyonnais, au cinquième, dans une petite
chambre qu'elle loue soixante francs par an. Il n'y a pour tous
meubles qu'un grabat, une chaise cassée, une table en bois blanc et
un monceau de loques, sa garde-robe. Tout cela est boueux, étendu
pêle-mêle, sans ordre, et je défie à l'œil le plus expérimenté
de découvrir un coin du carreau qui ne soit caché par un objet
quelconque.
La
condition, m'a-t-elle dit, que lui a faite son propriétaire, est de
ne recevoir personne. Je soupçonne que c'est elle qui ne le veut pas.
Pourquoi? Ses voisins disent que le soir, après être rentrée, elle
change de costume, qu'une voiture vient la prendre à sa porte, et
qu'elle va dans le monde — Je ne sais quel monde ! —
Mais ce qui est certain, c'est qu'elle a reçu une éducation
remarquable, qu'elle appartient à une excellente famille, qu'elle a
un frère fort à son aise et fort désolé des idées vagabondes de
sa sœur.
La
femme au perroquet a soixante
ans : elle est vive, alerte ; elle n'a jamais, depuis trente années,
parlé à ses voisins ; il semble qu'elle ait peur de la civilisation
; elle est enracinée dans ses habitudes comme un arbre planté en
terre. Dans sa rue des Lyonnais, elle est aux antipodes de Paris; elle
ne s'occupe de rien, elle ne lit même pas le Petit
Journal...
Si
elle fuit la société des hommes, en revanche elle recherche celle
des animaux : il y a vingt ans, elle avait quatre chats; les chats
morts, elle prit deux lévriers ; les chiens morts, elle acheta un
perroquet (celui qu'elle a). Voilà sa vie. Qui aurait le
courage de la blâmer? Assurément personne. Est-elle à plaindre? Ah
que non! Elle a une passion, elle la satisfait. Combien, dans d'autres
situations, n'en peuvent dire autant!
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...une toile de Courbet

Gustave Courbet - Femme au perroquet
Gustave Courbet
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