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Gresset eut le
bonheur, extrêmement rare parmi les jeunes gens qui se destinent aux
lettres, de mesurer ses forces et de connaître sa portée. Enhardi
par un grand succès, il tenta quelquefois depuis de franchir cette
limite judicieuse qu'un instinct favorable lui avait révélée ; mais
ce fut pour y rentrer presque aussitôt. S'il avait débuté par la
traduction des Bucoliques, la tragédie d'E-douard, ou le drame de
Sidney, c'était un talent perdu.
Il fit mieux. À
vingt-quatre ans, il débuta par Ver-Vert; et Ver-Vert est un
chef-d'œuvre dans son petit genre, car il n'y a point de genre si
petit pour l'art qu'il ne puisse être relevé par la perfection du
travail. On aimerait mieux avoir fait certaine épigramme de l'
Anthologie, que le long poëme de Lycophron. Une masse comme celle
des pyramides n'étonne que les sens ; ce qui plaît à l'esprit et au
goût, dans les petits ouvrages comme dans les grands, c'est
l'entente générale d'une composition, l'harmonie de ses parties, et
le fini de ses détails. Ver-Vert n'est qu'un jeu d'esprit, et
Ver-Vert est immortel.
Il ne faut
d'ailleurs chercher dans Ver-Vert ni une fable pleine d'invention,
de mouvement et d'originalité, comme celle de la Secchia rapita, ni
un style éblouissant de poésie, comme celui du Lutrin; Ver-Vert est
un poëme qui n'avait point alors de modèle, et qui ne doit point
avoir d'imitateur; c'était la juste expression d'une époque à nulle
autre pareille, du siècle d'or de la bagatelle et des riens du
peuple enfant, frivole et dissipé, qui apprenait à connaître
l'histoire dans les romans de Voltaire ; les moeurs, dans les romans
de Marivaux ; l'amour, dans les romans de Crébillon ; de cette
société qui finissait dans une orgie, comme la cour de Balthazar ,
mais dans une orgie sans délire et sans vigueur ; où des satyres
vaincus du temps et des bacchantes épuisées s'agaçaient inutilement
à coups de fleurs artificielles, sur un volcan prêt à s'ouvrir.
Ver-Vert était la seule Iliade réservée a une nation qui s'en va.
Cet état de choses est réellement déplorable à retracer, mais le
poëme est fort joli.
Gresset , livré à
des travaux moins brillants et plus solides, aurait longtemps
attendu les faveurs de l'autorité; il venait de payer son tribut au
scepticisme et à la frivolité du siècle ; on le nomma professeur
d'humanités à Tours.
Cependant
l'opinion publique n'avait pas été partout également favorable à
Ver-Vert. Ver-Vert avait soulevé contre lui d'implacables rancunes
dans tous les couvents de Visitandines, et la supérieure d'un de ces
couvents se trouvait sœur d'un ministre. Le professeur d'humanités
fut exilé à la Flèche, et pour comble de malheur , il y amusa les
loisirs de sa solitude à la traduction des délicieuses églogues de
Virgile ; cet essai malencontreux, dont il ne serait plus question,
si on ne l'avait conservé dans les nouvelles éditions des OEuvres
complètes de Gresset, prouva qu'il est plus facile de faire parler
les perroquets que les poètes.
Gresset avait
renoncé dès lors à la carrière de renseignement, pour exercer la
littérature à ses risques et périls; de cette époque datent ses
infructueuses tentatives dans un genre pour lequel il n'était point
né. On ne se souvient plus d'Edouard, et Sidney put passer pour un
larcin maladroit, fait au portefeuille de Lachaus-sée. Cette pièce
triste ne serait guère qu'une triste pièce, si l'ennui monotone et
larmoyant du fond n'était relevé par un bon style. Aujourd'hui,
peut-être, on la remettrait au théâtre avec quelque succès ; la
déplorable manie du suicide a fait des progrès qui lui donneraient
l'intérêt de la circonstance ; quant au style de nos dramaturges, il
n'a pas fait de progrès, tant s'en faut, et celui de Gresset aurait
presque le mérite de la nouveauté.
Gresset rentra
dans la véritable voie de son talent, par la jolie comédie du
Méchant : rien ne prouva que l'écolier des jésuites eût beaucoup vu
ce qu'on appelait la bonne compagnie, mais il l'avait certainement
devinée. Cet ouvrage n'est même que trop vrai ; car il y a un genre
de vérité spéciale qui cesse d'être la vérité de tout le monde : à
force d'exactitude dans la peinture des mœurs et dans l'imitation du
langage, l'auteur est tombé dans le jargon, et ses vers donneront
bien de la peine aux scoliastes futurs, s'il y a encore des
scoliastes. On remarque dans le Méchiant une grande finesse
d'observation et surtout une grande profusion d'esprit, qui aurait
dans tous les temps suffi à son succès; mais il aurait eu moins de
succès s'il avait eu moins de défauts; c'est moins une composition
dramatique, qu'un tissu de lambeaux d'épîtres et de satires,
assujettis tant bien que mal aux transitions des dialogues; il n'y a
presque point de sentences dans Molière, il n'y a presque point de
traits. Ces figures maniérées du style, sont le propre d'une
littérature en décadence ; elles abondent dans le Méchant; et si on
veut se rendre compte du plaisir qu'on éprouve à sa lecture, on
verra que c'est ce luxe de mauvais goût qui le produit; je ne donne
pas cela pour un vice de l'ouvrage, mais pour le caractère
dis-tinctif de tous les ouvrages à succès, qui ont paru à la même
époque ; sous peine de n'appartenir à aucun temps, les auteurs sont
obligés de se conformer à l'esprit du temps où ils vivent ; dans
cette carrière comme dans toutes les autres, c'est un grand bonheur
que d'être né à propos.
Gresset avait une
si prodigieuse facilité à jeter au moule le vers proverbe, qu'il lui
est arrivé souvent de dire la même chose de trois manières
différentes 1, et quelquefois dans la même scène. C'est battologie
pour les critiques difficiles, et richesse pour le vulgaire.
Après Ver-Vert,
Gresset avait quitté les jésuites; après le Méchant, il entre à
l'Académie; dès lors sa carrière littéraire était remplie : ajoutons
qu'il n'a probablement rien perdu à la quitter,
La place de
Gresset n'est pas au premier rang de la littérature française; mais
elle est assez belle encore; il sut être original dans un siècle où
il n'y avait rien de plus rare que l'originalité; et Voltaire seul a
passé pour avoir plus d'esprit que lui, dans un siècle où il n'y
avait rien de plus commun que l'esprit. Ver-Vert, le Méchant, le
Lutrin vivant, le Carême impromptu, ne composent pas un gros bagage;
mais on les sait par coeur. Honneur aux auteurs qu'on pourrait se
dispenser de réimprimer, tant ils sont présents à la mémoire!
Toutefois on réimprime souvent Gresset; et si l'on fait sagement, on
n'en réimprimera que cela.
Il y a
certainement de l'esprit, de la facilité, de l'é-légance, dans le
Parrain magnifique ; il y en aurait dans le Gazetin, si le Gazetin
s'était retrouvé. Un écrivain d'un esprit élégant et facile porte
ces qualités partout : mais qu'est-ce d'ailleurs qu'un poëme sans
invention, sans action, sans intérêt, dont tout l'agrément se réduit
aux euphonies d'un verbiage sonore? Je ne regrette pas même les deux
chants perdus de Ver-Vert, dont la mémoire de ses amis avait
conservé quatre vers :
L'une découpe un agnus en
lozange,
Ou fait la barbe à quelque
bienheureux ;
L'autre bichonné une vierge
aux yeux bleus
Ou passe au fer le toupet d'un
archange.
Tout le reste de
l'ouvroir serait sur ce ton , que je ne le regretterais pas
davantage. La fable de Ver-Vert est parfaitement conçue dans sa
mesure ; il y a déjà un peu de cette abondance qui caractérise
l'auteur ; mais cette abondance ne nuit point , parce qu'elle est
bien entendue et qu'elle n'a rien d'excessif. Le vrai moyen de gâter
Ver-Vert, c'était de l'allonger de deux chants et de lui enlever ce
mérite de proportion qui fait le plus grand charme des petits
ouvrages. Je ne sais ce que les libraires ont pu perdre à la
suppression de ces deux chants parasites, mais je suis sûr que
Ver-Vert et Gresset y ont beaucoup gagné.
La fin de la vie
de Gresset fut sans éclat, mais elle ne fut pas sans douceur. Il
aimait la campagne, la retraite, la vie domestique. II était
sensible et pieux; sa dévotion s'effraya du bruit passager que son
talent avait fait; il prit plaisir à l'expier dans une obscurité
profonde, où tout le monde l'aurait oublié, si la haine des
philosophes pouvait oublier quelque chose. Voltaire le dé-chira dans
des vers fort piquants que l'on a retenus, et dans des épîtres moins
attiques, dont ses éditeurs n'ont pas fait tort à la postérité. Le
pauvre Gresset y est traité de plat fanatique, de fat extravagant,
et surtout de polisson : c'était l'euphémisme favori des muses de
Ferney. Gresset ne répondit point à ces aménités de haut goût, il se
contenta de prier pour la conversion du patriarche, et ne fut pas
exaucé; mais cela n'est pas trop mal pour un polisson.
Les anathèmes de
Voltaire ont longtemps porté malheur en France. Quand j'habitais
Amiens, en 1810, je demandai à voir le tombeau de Gresset. On me
montra une étable où des mains dédaigneuses avaient jeté son
cercueil : il y est peut-être encore.
Ce qu'il y a de
plus remarquable dans la destinée littéraire de Gresset, ce n'est
pas d'avoir été cruellement outragé par Voltaire; il eut cela de
commun avec Shakespeare, avec Jean-Baptiste Rousseau, avec Jean Jac
ques, avec le président de Brosses, avec beaucoup d'autres qui ont
conservé quelque renom dans le monde éclairé, c'est d'avoir été loué
par Robespierre, qui concourut en 1785 pour le prix proposé par
l'académie d'Amiens. J'engagerais volontiers l'éditeur des Œuvres
choisies de Gresset à décorer son édition de cette pièce vraiment
curieuse, si elle n'était pas détestable; et je me garderais bien de
le dire si Robespierre vivait encore. Auprès de la polémique de
celui-là, les grossièretés de Voltaire peuvent passer pour des
madrigaux.
1)
Les sots sont ici-bas pour nos menus plaisirs.
Le ridicule est fait pour
notre amusement.
Tout ce qui vit n'est
fait que pour nous réjouir.
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