1874
Gastronomie
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L'art
d'étouffer des perroquets
J'avais perdu un pari
contre le capitaine Monistrol; le jour était venu de m'exécuter.
Il s'agissait d'un déjeuner de neuf couverts, — le nombre des
Muses. Mais ici les Muses devaient être représentées par des
avocats, des étudiants, des gens du monde, nos amis communs, qui
avaient été les témoins de la gageure.
A l'heure convenue, je
me rendis chez Edouard, un de mes convives, qui demeurait dans la
même maison et sur le même palier que le capitaine Monistrol. Le
capitaine Monistrol — je ne crois pas encore l'avoir dit —
était un homme déjà mûr, retraité et célibataire enragé. Il
avait fait avec éclat les dernières campagnes d'Afrique.
J'ajouterai que, sous des apparences moroses, il cachait ou montrait,
selon les gens et les circonstances, des qualités de finesse qu'il
avait dû exercer parmi les Arabes.
— Es-tu prêt? dis-je
à Edouard, en entrant.
— Laisse-moi achever
mon cigare, et je suis à toi, me répondit-il.
— Songe que notre
rendez-vous au café du Helder est pour midi, et qu'il est onze
heures trois quarts.
— Onze heures et demie,
rétablissons le texte, fit- il en levant les yeux sur la pendule.
— Voyons, mets ton
chapeau, et passons chez le capitaine Monistrol, pour le prendre.
Edouard ne bougea pas.
— Oh! murmura-t-il, le
capitaine Monistrol en a bien pour vingt minutes; il se prépare.
— Qu'est-ce que tu
veux dire?
— Je veux dire qu'il
est en train d'étouffer des perroquets.
Je regardai Edouard avec
une telle nuance d'inquiétude, qu'il ne put s'empêcher de rire.
— C'est juste,
reprit-il, tu ne possèdes pas à fond comme moi ton capitaine
Monistrol; je vais t'en inculquer les premières notions. — Le
capitaine Monistrol, qui est, comme tu n'en ignores, le meilleur
homme de la terre, a contracté en Afrique une habitude, celle de
l'absinthe. Il en rougit, et il se cache honnêtement pour absorber,
tous les matins, cinq ou six verres de cette liqueur verte.
— Cinq ou six verres!
— Quand ce n'est pas
davantage. Il appelle cela, dans son
pittoresque langage des camps: étouffer des perroquets.
Aujourd'hui qu'il est de revue, c'est- à-dire de déjeuner, je ne
répondrais pas qu'il n'en étouffât quelques-uns de plus. Du reste,
nous pouvons nous en assurer.
— Comment cela?
demandai-je.
— Suis-moi et fais
doucement.
Il se leva et s'engagea
dans un corridor circulaire aboutissant à une porte vitrée. Je le
suivais en silence. Là, par le coin d'un rideau écarté, il me
fît apercevoir le capitaine Monistrol, assis à une table, devant
une grosse bouteille et un grand verre. Pour la première fois, je
remarquai le feu de ses pommettes, contrastant avec le ton blafard
du reste du visage. Il parlait haut, et ses paroles m'arrivaient distinctement.
— Si tu veux assister
à une comédie sur laquelle je suis blasé, reste ici, me dit
Edouard à l'oreille; je vais m'habiller et je te rejoins dans un
moment. Me voilà donc seul à examiner clandestinement le capitaine
Monistrol, qui battait son absinthe à légers coups d'eau, ainsi
que le recommandent les maîtres, et qui apportait à cette
opération une expression de profond contentement. Il laissa ensuite
reposer son verre pendant quelques minutes, toujours selon les
grands préceptes; après quoi, il le porta à ses lèvres et but
savamment, en prenant des temps comme les
acteurs. Cet acte accompli, le capitaine Monistrol se frotta les
mains, fit plusieurs « Hum ! hum ! » de satisfaction, et entama le
monologue suivant :
— « Tout va bien...
deux verres, c'est raisonnable... à cause de ce déjeuner qui sera
sans doute important... c'est même une précaution hygiénique...
très hygiénique... deux verres, c'est assez... plus, ce serait
l'abus... bornons-nous là; oui, bornons-nous là... il n'y a aucune
raison pour récidiver... aucune... aucune...»
Disant cela, le
capitaine Monistrol regardait autour de lui; il paraissait
embarrassé; il fixait la bouteille d'absinthe, en répétant
machinalement:
« Aucune... aucune...
» Il poussait des soupirs, il réfléchissait. Je n'y comprenais
rien. Tout à coup, et comme s'il ne pouvait y tenir plus longtemps,
je le vois se diriger sournoisement vers la porte et y frapper deux
coups avec son doigt. — « Entrez! — « Monsieur le capitaine
Monistrol, s'il vous plaît? « dit-il, en contrefaisant sa voix.
— C'est moi, réplique-t-il de son ton naturel et en feignant
d'introduire une personne; qu'est-ce qu'il y a pour votre service?
— Monsieur, je n'ai pas l'avantage d'être connu de vous, mais
j'arrive de votre pays et je suis chargé de tous les compliments de
votre famille. — De ma famille? Ah! monsieur, donnez- vous donc la
peine de vous asseoir, je vous en prie. » Le capitaine Monistrol
exécute consciencieusement la mise en scène de cet entretien
fictif; il approche des sièges, il s'empresse. — « J'espère,
reprend-il en s'adressant à son invisible interlocuteur, que vous
voudrez bien me faire le plaisir d'accepter quelque chose. —
Excusez-moi, monsieur, j'ai l'habitude de ne jamais rien prendre
entre mes repas. — Entre les repas, je conçois cela, mais avant...
un verre d'absinthe, par exemple, monsieur... j'en ai justement là
d’excellente. — Alors, c'est pour ne pas vous refuser.»
Le capitaine Monistrol
triomphe; il bat deux autres verres d'absinthe, il est content, il
est expansif. — « Vous dites donc que ma famille se porte bien?
» se demande-t-il. — « A merveille! » se répond-il. — « Et
ma tante d'Hazebrouck? — Elle ne parle que de vous. — A votre
santé! — A la vôtre, capitaine!» — Il
va sans dire que le capitaine étouffe les deux perroquets.
— « Si nous recommencions? » dit-il à son hôte imaginaire.
— Oh ! pour cette fois,
capitaine, je n'en ferai rien. — Allons donc! — Non, capitaine,
je vous jure; j’ai plusieurs visites à rendre ce matin, et je
vous demande la permission de prendre congé de vous. — Vraiment,
ne peut-on remettre ces visites? — Impossible. — C'est désolant.
— Désolant pour moi, capitaine. — Au moins, permet-moi de vous
reconduire. — Je ne le souffrirai pas, capitaine. — Cela sera
pourtant, monsieur, car je suis sur mon terrain. — Adieu donc,
capitaine. — Adieu, monsieur. Enchanté d'avoir fait votre
connaissance. »
Sur ces mots, le
capitaine Monistrol simule un bruit de pas et incline son corps à
plusieurs reprises. Puis il revient vers la table, en murmurant: —
« Charmant, ce monsieur! Très-bien, ce monsieur! »
J'avoue que ma
curiosité était vivement excitée par cette comédie, comme
l'avait justement appelée Edouard. Je m'intéressais au capitaine
Monistrol; je le trouvais touchant dans sa lutte contre sa passion;
j'admirais sa puissance d'imagination, l’ingéniosité de son
subterfuge. Cet homme avait le génie de son vice.
Quoique persuadé que
cette scène était terminée, je restais cependant à mon poste. Le
capitaine Monistrol avait rebouché soigneusement la bouteille
d'absinthe; il rassemblait les verres sur le plateau, comme pour
serrer le tout. C'était bien fini, et j'allais me retirer, lorsque
soudain il s'interrompt. Il abandonne le plateau; son air devient
indécis et songeur; il fait cinq ou six tours dans la chambre, en
essayant de fredonner. Je devine qu'un combat se livre dans son
esprit, car je l'entends prononcer à demi- voix : — « Non! non!
c'est assez! » Il semble s'armer d'héroïsme; il ressaisit le
plateau et prend le chemin de l’armoire; mais là, sa résolution
faiblit; il s'immobilise, il tend l'oreille, il a cru entendre
frapper derechef; il se prête à cette nouvelle illusion, et le
voilà qui recommence son dialogue; — « Capitaine, c'est encore
moi. — Encore est un mot de trop, monsieur; je suis charmé de
vous revoir. — Capitaine, j'ai oublié ma canne. — En vérité,
monsieur? Eh bien, nous allons la chercher ensemble. — Je crois
l'avoir laissée près de la cheminée. — Près de la cheminée?
Voyons. » Et le capitaine Monistrol de fureter dans la chambre,
jusqu'à ce qu'il ait découvert sa propre canne. — « Ah!
s'écrie-t-il, je parie que j'ai la main dessus. — En effet,
capitaine, et iln e me reste plus qu'à vous remercier. — Un
instant! puisque nous avons retrouvé votre canne, il faut prendre
un dernier verre d'absinthe. — Vous êtes bien bon, capitaine,
mais je suis attendu, et... — On ne peut pas s'en aller sur une
seule jambe, que diable! — C'est que, voyez-vous, capitaine,
l'absinthe me trouble un peu. — Bah! bah! un grand garçon comme
vous! vous voulez rire; d'abord je ne lâche pas la canne. —
Puisque vous l'exigez... — Certainement, je l'exige. »
Et deux nouveaux verres
d'absinthe sont confectionnés, battus, engloutis. Mais, cette fois,
les adieux ne se prolongent pas. Le capitaine Monistrol a des
remords; il pousse vers la porte son visiteur; il le salue à peine;
je l'entends qui murmure: « — Importun! intrigant! D'où sort ce
quidam-là? » Le capitaine Monistrol a hâte de passer l'éponge
sur cette espièglerie; il serre pour tout de bon la bouteille
accusatrice au fond du placard; il fait disparaître les verres,
comme s'ils lui brûlaient les doigts. Tout est réparé. La
capitaine Monistrol respire; il s'examine dans une glace; il donne
un coup d'œil à sa cravate, un coup de brosse à sa redingote; il
sort.
Edouard et moi, nous le
rejoignîmes sur le palier.
— Ah! ah!
s'écria-t-il en nous tendant la main! fidèles au poste! Bravo!
J'ai un appétit d'enfer!
Au café du Helder, nous
trouvâmes nos six partenaires. L'un d'eux, s'adressant directement
au capitaine Monistrol:
— Capitaine, un verre
d'absinthe! lui dit-il.
— Merci; j'y ai
décidément renoncé, répondit le Monistrol.
— Avant déjeuner,
cela ne peut pas vous faire de mal.
— Eh bien, dit le
capitaine Monistrol, un verre d’absinthe, soit... mais avec de
l'anisette... beaucoup d’anisette.
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Perroquet
à la carte
Charles Monselet door Charles Monselet
Frontispiece door Braquemond van
Monselets Les Treteaux de Charles Monselet, ofwel: Charles
Monselet als kwakzalver. Monselet
was een pleitbezorger voor alles wat eetbaar was. Bijvoorbeeld de
Chinese keuken en met name de zogenaamde zwaluwnestjes 
In
een van de eerste afleveringen van zijn tijdschrift Le Gourmet besprak
hij uitdagend de culinaire bereiding en verorbering van vreemde
vleessoorten, waaronder de papegaai.
Zie hieronder voor de facsimile weergave (Bron:
Gallica)
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